Madame la Présidente,
Mes chers collègues,
Nous vous présentons notre rapport sur le Proche et
le Moyen-Orient à quelques jours d’une échéance cruciale pour les négociations
sur le programme nucléaire iranien. Comme vous le savez, les parties se sont donné
jusqu’à la fin du mois de mars pour s’entendre sur le cadre politique d’un
accord, dont les aspects techniques sont à régler avant la fin du mois de juin.
Un accord avec l’Iran, s’il était signé, aurait évidemment des répercussions
importantes sur l’ensemble de la région. Ouvrira-t-il la voie à une détente des
relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, ce qui pourrait permettre de
débloquer un certain nombre de crises, en particulier en Syrie ? Un éventuel
accord conduira-t-il, au contraire, à une crispation supplémentaire, s’il est
perçu par l’Arabie saoudite comme étant trop favorable à l’Iran ? Les
négociations sur le programme nucléaire iranien et les perspectives qu’un
accord pourrait ouvrir dans la région sont l’un des trois principaux axes de
notre rapport.
Plus près de
nous, au plan temporel, des élections législatives anticipées ont eu lieu hier
en Israël. Il va de soi que la composition de la prochaine coalition au pouvoir
aura une incidence sur l’évolution de la question israélo-palestinienne. Au-delà
de ce facteur politique, le processus d’Oslo se trouve manifestement dans une
impasse structurelle, au bout de vingt années d’efforts. Nous sommes donc
arrivés à la conclusion que les négociations de paix entre Israéliens et
Palestiniens ne pourront être relancées que sur des bases revisitées. C’est
évidemment un autre axe structurant de notre rapport.
Dernier fait marquant, la crise syrienne entre ce
mois-ci dans sa cinquième année, sans qu’aucune perspective de règlement ne se
dessine vraiment, même s’il existe un certain nombre de tentatives en cours – les
efforts du nouveau représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies
pour la Syrie, M. Staffan de Mistura, qui a proposé un gel des hostilités à
Alep, mais aussi une initiative russe de dialogue inter-syrien. Nous avons notamment
traité la crise syrienne dans le cadre de la montée en puissance de Daesh et de
la constitution d’une vaste coalition internationale contre cette organisation
terroriste. Nous nous sommes interrogés sur ce que ces deux éléments nouveaux
changeaient dans l’approche de la crise syrienne. Si Daesh change profondément l’équation
en Syrie, il faut reconnaître qu’il n’y a pas eu de véritable changement
stratégique en France ou aux Etats-Unis à l’égard de ce pays.
Nous avons tout d’abord choisi de présenter un panorama
d’ensemble de la situation au plan régional, en essayant de distinguer les
principales inflexions qui se dessinent – je viens de vous les présenter très brièvement.
Nous sommes bien sûr conscients que l’on peut se trouver assez vite dépassé par
les événements, surtout dans cette partie du monde. L’une de ses
caractéristiques est en effet de connaître des crises qui paraissent
durablement bloquées – celle de la Syrie ou encore la question
israélo-palestinienne –, mais aussi des bouleversements rapides et profonds de
l’environnement régional. C’était notamment le cas en 2011 lors du
déclenchement des « révolutions arabes », auxquelles notre Commission
a consacré une mission d’information, sous la conduite de Jacques Myard et de
Jean Glavany. Nous avons d’ailleurs veillé à réaliser une sorte de point
d’étape de ces « révolutions arabes », comme nos collègues l’avaient
souhaité lors de la présentation de leur rapport.
Nous avons connu un autre bouleversement de grande
ampleur l’année dernière. Daesh et la crise en Irak se sont imposés comme des
thèmes majeurs pendant le déroulement de nos travaux, que nous avions
initialement prévu de centrer sur l’Iran et sur le processus de paix au Proche-Orient.
L’Irak, qui était très largement sorti des « écrans radar » depuis
plusieurs années, malgré l’évolution catastrophique de sa situation politique
et sécuritaire, est revenu brutalement au premier plan, avec les conquêtes
territoriales fulgurantes de Daesh l’été dernier.
Sur ces trois sujets principaux qui nous paraissent
déterminants pour l’évolution de la région – la lutte contre Daesh en Irak, en
Syrie et dans les pays voisins, en particulier le Liban ; les négociations
sur le programme nucléaire iranien ; la question israélo-palestinienne –
nous avons élaboré un certain nombre de scénarios et de recommandations ou de
prises de position, à l’adresse de notre diplomatie. Notre Rapporteure, Odile
Saugues, vous les exposera tout à l’heure.
Pour ma part, je voudrais vous présenter à grands traits
les aspects qui nous paraissent les plus déterminants dans l’environnement
régional actuel. Comme il est impossible de réaliser en quelques minutes une
présentation complète des différents sujets traités dans le cadre de notre rapport
écrit, je me contenterai de quatre réflexions, pour commencer.
- Première
réflexion, parler du Proche et du Moyen-Orient, c’est malheureusement
parler d’abord et surtout de ses multiples crises. S’il est admis, depuis une
célèbre formule du général de Gaulle, que la complexité est la marque de fabrique
de « l’Orient », cette partie du monde n’a jamais été aussi divisée,
aussi déstabilisée et aussi meurtrie qu’aujourd’hui.
Elle est divisée par des clivages qui se
multiplient. Les tensions entre sunnites et chiites, qui n’ont fait que croître
depuis 2003, retiennent généralement l’attention, mais les pays du Conseil de
coopération du Golfe, qui regroupe des dynasties sunnites, sont également
divisés - entre ceux qui sont résolument hostiles à l’Iran, et à son influence
régionale, et d’autres qui sont plus accommodants, pour diverses raisons, mais
aussi entre des pays favorables aux Frères musulmans et à l’islam politique
comme modèle et d’autres qui sont déterminés à obtenir leur
« éradication ».
Quant à la déstabilisation de la région, elle n’a jamais
été aussi profonde et multiple. Je voudrais insister sur cette multiplicité,
car une crise a trop souvent tendance à en éclipser une autre, ce qui peut entraîner
des conséquences très graves. En Irak, la montée du sentiment de
marginalisation, de dépossession et d’humiliation des populations sunnites a
été très longtemps négligée, et la situation est devenue incontrôlable. L’émergence
de Daesh comme principale menace régionale, qui retient maintenant toute
l’attention, ne doit pas conduire à négliger d’autres éléments de
déstabilisation.
- Même s’il est évidemment trop tôt pour porter un
regard d’ensemble et définitif sur les « révolutions arabes » de
2011, celle-ci paraissent globalement dans l’impasse en Libye, au Yémen, au
Bahreïn, en Syrie et dans une certaine mesure en Egypte – mais nous pourrons
revenir plus tard sur la situation, assez contrastée, de ce pays, si vous le
souhaitez. Seule la Tunisie fait exception à ce tableau très sombre que nous
dressons dans notre rapport.
- La focalisation sur Daesh ne doit pas non plus
reléguer au second plan la crise syrienne. A ce stade, la stratégie américaine
paraît consister à régler d’abord le problème de Daesh en Irak, avant de voir
s’il est possible de relancer des négociations en Syrie, dans la perspective
d’une transition politique qui paraît aujourd’hui très hypothétique.
- Il en est de même pour la question
israélo-palestinienne, qui reste une plaie ouverte dans la région et un abcès
de fixation. Ni la menace posée par Daesh, ni ce qui est souvent perçu comme
une menace iranienne, à tort ou à raison, ne doivent conduire à penser que la
question israélo-palestinienne est devenue une question secondaire. Ce serait
une erreur dangereuse de le croire.
Un mot aussi sur les blessures profondes
qu’entraînent toutes ces crises non réglées. En Syrie, le bilan humain du
conflit dépasse désormais 220 000 morts, 3,8 millions de réfugiés
enregistrés et 7,6 millions de personnes déplacées à l’intérieur du territoire
syrien, sur une population d’environ 22 millions d’habitants. Si effroyables
qu’ils soient, ces chiffres ne suffisent pas à donner la pleine mesure du drame
humain qui se joue. En Syrie, le taux de scolarisation a chuté d’au moins 50 %
et plus de la moitié des hôpitaux auraient été détruits. Au Liban, seuls
90 000 enfants syriens seraient scolarisés sur environ 400 000. La
situation est également catastrophique en Irak, notamment pour les diverses
minorités que compte ce pays, en particulier les chrétiens d’Orient.
- Deuxième
réflexion que je voudrais vous livrer, s’il ne faut pas surestimer la
menace posée par Daesh, ni se focaliser exclusivement sur elle, ce n’est pas
non plus un épiphénomène.
Daesh a modifié l’équation de la crise syrienne en
faisant apparaître de nouveaux fronts avec l’opposition non-djihadiste,
avec les Kurdes syriens (au Nord du pays), et dans une certaine mesure avec le
régime lui-même. La montée en puissance de Daesh traduit aussi la
radicalisation croissante de l’opposition armée. De nombreux groupes se sont ainsi
ralliés soit à Jabhat al-Nosra, émanation officielle d’Al-Qaida en Syrie, soit
à Daesh, souvent par la force ou l’intimidation.
En Irak, les conquêtes territoriales de Daesh
ouvrent la perspective d’une scission du pays en trois entités : un
Kurdistan indépendant au Nord, avec une extension potentielle au plan régional
que je n’ai pas besoin de présenter ; un « sunnistan » radical
qui pourrait notamment déborder sur une partie de la Syrie ; enfin un
« chiistan libre », dont le centre de gravité serait probablement
iranien. Selon certains analystes, il serait même déjà trop tard pour contrer
de telles évolutions en Irak.
- Ma
troisième remarque concerne la coalition internationale qui s’est
constituée sous l’égide des Etats-Unis et dans laquelle la France joue un rôle
de premier plan. Son action contre Daesh repose sur un pari stratégique :
en l’absence de troupes combattantes déployées au sol, la stratégie de la
coalition consiste, d’une part, à soutenir des forces locales directement
menacées par Daesh et déterminées à combattre cette organisation et, d’autre
part, à s’appuyer sur les pays voisins, qui devraient avoir intérêt à faire
cesser une menace pesant directement sur leur propre sécurité. Ce pari est
cohérent, mais il reste à gagner.
En ce qui concerne les forces terrestres locales, il
faudrait surtout parvenir à détacher de Daesh des tribus sunnites en Irak. Cela
nécessite une politique de réconciliation nationale qui n’est qu’esquissée à ce
stade et qui prendra probablement du temps, car les défis sont considérables.
Les milices chiites, quant à elles, ne paraissent pas l’acteur le plus
approprié pour mener la reconquête dans des territoires majoritairement
sunnites, et l’on peut se demander si les peshmergas kurdes iront au-delà de la
défense de leurs propres zones. En Syrie, dans l’état actuel de l’opposition
non-djihadiste et dans la mesure où toute alliance militaire avec Bachar
el-Assad est rejetée par les Etats-Unis et par la France, on peut se demander
sur quelles forces locales on pourrait s’appuyer contre Daesh.
Quant aux puissances régionales, la coalition est
très large, puisqu’elle regroupe aujourd’hui 62 pays et organisations
internationales. Mais ce caractère très large s’accompagne d’engagements
variables au plan concret et d’agendas assez divergents – tout le monde
n’accorde nécessairement la priorité à la lutte contre Daesh. La cohérence et
l’efficacité de la coalition en sont limitées et cette situation alimente la
perception que certains acteurs pourraient jouer, dans une certaine mesure, un
double jeu.
- Ma
quatrième remarque est relative à la nature du combat contre Daesh. La
coalition s’est fixé cinq lignes principales d’action : apporter un
soutien militaire à des partenaires locaux sur le terrain, notamment par un
appui aérien ; endiguer l’afflux des combattants terroristes
étrangers ; tarir les sources de financement de Daesh ; étendre le
domaine de la lutte à la sphère des idées et aux médias, en combattant la
propagande de Daesh ; traiter les aspects humanitaires de la crise.
Le traitement sécuritaire de la menace posée par
Daesh est évidemment nécessaire. Mais il ne doit pas faire passer au second
plan la nécessité d’apporter des solutions politiques locales et de long terme
en Irak et en Syrie, mais aussi dans les pays voisins qui pourraient être
exposés à la menace de Daesh. Daesh peut être contenu, il peut même reculer –
cela semble être aujourd’hui le cas – mais il ne sera pas éradiqué en l’absence
de solutions politiques durables. En Irak, l’insurrection consécutive à
l’intervention américaine de 2003 a fini par être contrôlée dans la seconde
moitié des années 2000, grâce à un ralliement de tribus sunnites (le mouvement « Sahwa ») et une montée en
puissance temporaire des forces américaines (le « surge »), mais on a vu quel monstre a pris la relève
d’Al-Qaida.
Même dans l’hypothèse où le « phénomène
Daesh » se casserait de l’intérieur – il repose en effet sur des
alliances, en grande partie contre nature, avec d’autres acteurs locaux – ou même
si Daesh était vaincu sans que les racines profondes de sa croissance aient été
traitées, qui sait quelle autre organisation monstrueuse pourrait se lever
demain en Irak ?
Mes chers collègues, voilà les principales
observations dont je souhaitais vous faire part. Avec votre permission, Madame
la Présidente, notre rapporteure, Odile Saugues, va maintenant vous présenter
nos principales recommandations et revenir plus en détail sur les négociations
avec l’Iran et sur la question israélo-palestinienne.