mercredi 18 mars 2015

Présentation du rapport de la mission d'information Proche et Moyent-Orient devant la Commission des Affaires étrangères (18/03/2015)




Madame la Présidente,
Mes chers collègues,
Nous vous présentons notre rapport sur le Proche et le Moyen-Orient à quelques jours d’une échéance cruciale pour les négociations sur le programme nucléaire iranien. Comme vous le savez, les parties se sont donné jusqu’à la fin du mois de mars pour s’entendre sur le cadre politique d’un accord, dont les aspects techniques sont à régler avant la fin du mois de juin. Un accord avec l’Iran, s’il était signé, aurait évidemment des répercussions importantes sur l’ensemble de la région. Ouvrira-t-il la voie à une détente des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, ce qui pourrait permettre de débloquer un certain nombre de crises, en particulier en Syrie ? Un éventuel accord conduira-t-il, au contraire, à une crispation supplémentaire, s’il est perçu par l’Arabie saoudite comme étant trop favorable à l’Iran ? Les négociations sur le programme nucléaire iranien et les perspectives qu’un accord pourrait ouvrir dans la région sont l’un des trois principaux axes de notre rapport.
 Plus près de nous, au plan temporel, des élections législatives anticipées ont eu lieu hier en Israël. Il va de soi que la composition de la prochaine coalition au pouvoir aura une incidence sur l’évolution de la question israélo-palestinienne. Au-delà de ce facteur politique, le processus d’Oslo se trouve manifestement dans une impasse structurelle, au bout de vingt années d’efforts. Nous sommes donc arrivés à la conclusion que les négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens ne pourront être relancées que sur des bases revisitées. C’est évidemment un autre axe structurant de notre rapport.   
Dernier fait marquant, la crise syrienne entre ce mois-ci dans sa cinquième année, sans qu’aucune perspective de règlement ne se dessine vraiment, même s’il existe un certain nombre de tentatives en cours – les efforts du nouveau représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies pour la Syrie, M. Staffan de Mistura, qui a proposé un gel des hostilités à Alep, mais aussi une initiative russe de dialogue inter-syrien. Nous avons notamment traité la crise syrienne dans le cadre de la montée en puissance de Daesh et de la constitution d’une vaste coalition internationale contre cette organisation terroriste. Nous nous sommes interrogés sur ce que ces deux éléments nouveaux changeaient dans l’approche de la crise syrienne. Si Daesh change profondément l’équation en Syrie, il faut reconnaître qu’il n’y a pas eu de véritable changement stratégique en France ou aux Etats-Unis à l’égard de ce pays.
Nous avons tout d’abord choisi de présenter un panorama d’ensemble de la situation au plan régional, en essayant de distinguer les principales inflexions qui se dessinent – je viens de vous les présenter très brièvement. Nous sommes bien sûr conscients que l’on peut se trouver assez vite dépassé par les événements, surtout dans cette partie du monde. L’une de ses caractéristiques est en effet de connaître des crises qui paraissent durablement bloquées – celle de la Syrie ou encore la question israélo-palestinienne –, mais aussi des bouleversements rapides et profonds de l’environnement régional. C’était notamment le cas en 2011 lors du déclenchement des « révolutions arabes », auxquelles notre Commission a consacré une mission d’information, sous la conduite de Jacques Myard et de Jean Glavany. Nous avons d’ailleurs veillé à réaliser une sorte de point d’étape de ces « révolutions arabes », comme nos collègues l’avaient souhaité lors de la présentation de leur rapport.
Nous avons connu un autre bouleversement de grande ampleur l’année dernière. Daesh et la crise en Irak se sont imposés comme des thèmes majeurs pendant le déroulement de nos travaux, que nous avions initialement prévu de centrer sur l’Iran et sur le processus de paix au Proche-Orient. L’Irak, qui était très largement sorti des « écrans radar » depuis plusieurs années, malgré l’évolution catastrophique de sa situation politique et sécuritaire, est revenu brutalement au premier plan, avec les conquêtes territoriales fulgurantes de Daesh l’été dernier.
Sur ces trois sujets principaux qui nous paraissent déterminants pour l’évolution de la région – la lutte contre Daesh en Irak, en Syrie et dans les pays voisins, en particulier le Liban ; les négociations sur le programme nucléaire iranien ; la question israélo-palestinienne – nous avons élaboré un certain nombre de scénarios et de recommandations ou de prises de position, à l’adresse de notre diplomatie. Notre Rapporteure, Odile Saugues, vous les exposera tout à l’heure.
Pour ma part, je voudrais vous présenter à grands traits les aspects qui nous paraissent les plus déterminants dans l’environnement régional actuel. Comme il est impossible de réaliser en quelques minutes une présentation complète des différents sujets traités dans le cadre de notre rapport écrit, je me contenterai de quatre réflexions, pour commencer.
- Première réflexion, parler du Proche et du Moyen-Orient, c’est malheureusement parler d’abord et surtout de ses multiples crises. S’il est admis, depuis une célèbre formule du général de Gaulle, que la complexité est la marque de fabrique de « l’Orient », cette partie du monde n’a jamais été aussi divisée, aussi déstabilisée et aussi meurtrie qu’aujourd’hui.
Elle est divisée par des clivages qui se multiplient. Les tensions entre sunnites et chiites, qui n’ont fait que croître depuis 2003, retiennent généralement l’attention, mais les pays du Conseil de coopération du Golfe, qui regroupe des dynasties sunnites, sont également divisés - entre ceux qui sont résolument hostiles à l’Iran, et à son influence régionale, et d’autres qui sont plus accommodants, pour diverses raisons, mais aussi entre des pays favorables aux Frères musulmans et à l’islam politique comme modèle et d’autres qui sont déterminés à obtenir leur « éradication ».
Quant à la déstabilisation de la région, elle n’a jamais été aussi profonde et multiple. Je voudrais insister sur cette multiplicité, car une crise a trop souvent tendance à en éclipser une autre, ce qui peut entraîner des conséquences très graves. En Irak, la montée du sentiment de marginalisation, de dépossession et d’humiliation des populations sunnites a été très longtemps négligée, et la situation est devenue incontrôlable. L’émergence de Daesh comme principale menace régionale, qui retient maintenant toute l’attention, ne doit pas conduire à négliger d’autres éléments de déstabilisation.
- Même s’il est évidemment trop tôt pour porter un regard d’ensemble et définitif sur les « révolutions arabes » de 2011, celle-ci paraissent globalement dans l’impasse en Libye, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie et dans une certaine mesure en Egypte – mais nous pourrons revenir plus tard sur la situation, assez contrastée, de ce pays, si vous le souhaitez. Seule la Tunisie fait exception à ce tableau très sombre que nous dressons dans notre rapport.
- La focalisation sur Daesh ne doit pas non plus reléguer au second plan la crise syrienne. A ce stade, la stratégie américaine paraît consister à régler d’abord le problème de Daesh en Irak, avant de voir s’il est possible de relancer des négociations en Syrie, dans la perspective d’une transition politique qui paraît aujourd’hui très hypothétique.
- Il en est de même pour la question israélo-palestinienne, qui reste une plaie ouverte dans la région et un abcès de fixation. Ni la menace posée par Daesh, ni ce qui est souvent perçu comme une menace iranienne, à tort ou à raison, ne doivent conduire à penser que la question israélo-palestinienne est devenue une question secondaire. Ce serait une erreur dangereuse de le croire.
Un mot aussi sur les blessures profondes qu’entraînent toutes ces crises non réglées. En Syrie, le bilan humain du conflit dépasse désormais 220 000 morts, 3,8 millions de réfugiés enregistrés et 7,6 millions de personnes déplacées à l’intérieur du territoire syrien, sur une population d’environ 22 millions d’habitants. Si effroyables qu’ils soient, ces chiffres ne suffisent pas à donner la pleine mesure du drame humain qui se joue. En Syrie, le taux de scolarisation a chuté d’au moins 50 % et plus de la moitié des hôpitaux auraient été détruits. Au Liban, seuls 90 000 enfants syriens seraient scolarisés sur environ 400 000. La situation est également catastrophique en Irak, notamment pour les diverses minorités que compte ce pays, en particulier les chrétiens d’Orient.
- Deuxième réflexion que je voudrais vous livrer, s’il ne faut pas surestimer la menace posée par Daesh, ni se focaliser exclusivement sur elle, ce n’est pas non plus un épiphénomène.
Daesh a modifié l’équation de la crise syrienne en faisant apparaître de nouveaux fronts avec l’opposition non-djihadiste, avec les Kurdes syriens (au Nord du pays), et dans une certaine mesure avec le régime lui-même. La montée en puissance de Daesh traduit aussi la radicalisation croissante de l’opposition armée. De nombreux groupes se sont ainsi ralliés soit à Jabhat al-Nosra, émanation officielle d’Al-Qaida en Syrie, soit à Daesh, souvent par la force ou l’intimidation.
En Irak, les conquêtes territoriales de Daesh ouvrent la perspective d’une scission du pays en trois entités : un Kurdistan indépendant au Nord, avec une extension potentielle au plan régional que je n’ai pas besoin de présenter ; un « sunnistan » radical qui pourrait notamment déborder sur une partie de la Syrie ; enfin un « chiistan libre », dont le centre de gravité serait probablement iranien. Selon certains analystes, il serait même déjà trop tard pour contrer de telles évolutions en Irak.
- Ma troisième remarque concerne la coalition internationale qui s’est constituée sous l’égide des Etats-Unis et dans laquelle la France joue un rôle de premier plan. Son action contre Daesh repose sur un pari stratégique : en l’absence de troupes combattantes déployées au sol, la stratégie de la coalition consiste, d’une part, à soutenir des forces locales directement menacées par Daesh et déterminées à combattre cette organisation et, d’autre part, à s’appuyer sur les pays voisins, qui devraient avoir intérêt à faire cesser une menace pesant directement sur leur propre sécurité. Ce pari est cohérent, mais il reste à gagner.
En ce qui concerne les forces terrestres locales, il faudrait surtout parvenir à détacher de Daesh des tribus sunnites en Irak. Cela nécessite une politique de réconciliation nationale qui n’est qu’esquissée à ce stade et qui prendra probablement du temps, car les défis sont considérables. Les milices chiites, quant à elles, ne paraissent pas l’acteur le plus approprié pour mener la reconquête dans des territoires majoritairement sunnites, et l’on peut se demander si les peshmergas kurdes iront au-delà de la défense de leurs propres zones. En Syrie, dans l’état actuel de l’opposition non-djihadiste et dans la mesure où toute alliance militaire avec Bachar el-Assad est rejetée par les Etats-Unis et par la France, on peut se demander sur quelles forces locales on pourrait s’appuyer contre Daesh.
Quant aux puissances régionales, la coalition est très large, puisqu’elle regroupe aujourd’hui 62 pays et organisations internationales. Mais ce caractère très large s’accompagne d’engagements variables au plan concret et d’agendas assez divergents – tout le monde n’accorde nécessairement la priorité à la lutte contre Daesh. La cohérence et l’efficacité de la coalition en sont limitées et cette situation alimente la perception que certains acteurs pourraient jouer, dans une certaine mesure, un double jeu.
- Ma quatrième remarque est relative à la nature du combat contre Daesh. La coalition s’est fixé cinq lignes principales d’action : apporter un soutien militaire à des partenaires locaux sur le terrain, notamment par un appui aérien ; endiguer l’afflux des combattants terroristes étrangers ; tarir les sources de financement de Daesh ; étendre le domaine de la lutte à la sphère des idées et aux médias, en combattant la propagande de Daesh ; traiter les aspects humanitaires de la crise.
Le traitement sécuritaire de la menace posée par Daesh est évidemment nécessaire. Mais il ne doit pas faire passer au second plan la nécessité d’apporter des solutions politiques locales et de long terme en Irak et en Syrie, mais aussi dans les pays voisins qui pourraient être exposés à la menace de Daesh. Daesh peut être contenu, il peut même reculer – cela semble être aujourd’hui le cas – mais il ne sera pas éradiqué en l’absence de solutions politiques durables. En Irak, l’insurrection consécutive à l’intervention américaine de 2003 a fini par être contrôlée dans la seconde moitié des années 2000, grâce à un ralliement de tribus sunnites (le mouvement « Sahwa ») et une montée en puissance temporaire des forces américaines (le « surge »), mais on a vu quel monstre a pris la relève d’Al-Qaida.
Même dans l’hypothèse où le « phénomène Daesh » se casserait de l’intérieur – il repose en effet sur des alliances, en grande partie contre nature, avec d’autres acteurs locaux – ou même si Daesh était vaincu sans que les racines profondes de sa croissance aient été traitées, qui sait quelle autre organisation monstrueuse pourrait se lever demain en Irak ?
Mes chers collègues, voilà les principales observations dont je souhaitais vous faire part. Avec votre permission, Madame la Présidente, notre rapporteure, Odile Saugues, va maintenant vous présenter nos principales recommandations et revenir plus en détail sur les négociations avec l’Iran et sur la question israélo-palestinienne.